« Le sort probable de l’homme qui avait avalé le fantôme»,
une exposition conçue par Christian Rizzo
Conciergerie - Salle des Gens d’Armes, 2 boulevard du Palais , 75001 Paris
du 21 octobre au 12 décembre 2009

Le Centre des monuments nationaux a ouvert les portes de la Conciergerie à la première édition hors les murs du nouveau festival du Centre Pompidou. Véritable prolongement des dispositifs de la première édition du nouveau festival, le projet confié à Christian Rizzo a fait appel à toutes les disciplines et territoires de l'art de notre temps. Cette manifestation a réuni un ensemble de pièces exceptionnelles et souvent inédites de noms parmi les plus prestigieux de la sculpture contemporaine.
Christian Rizzo a puisé son titre dans un recueil de nouvelles du 19ème siècle: « laissez le choix au lecteur de décider le sort probable de l'homme qui avait avalé le fantôme »... Un sujet qui fait écho à la beauté du monument, avec l’idée d’offrir un contrepoint à l’ensemble des propositions regroupées au cœur du Centre Pompidou dans le cadre du nouveau festival : le corps en représentation au Centre Pompidou, le corps représenté à la Conciergerie.
De la sculpture au vêtement, de la performance à la chorégraphie, le projet s’est organisé sur une vaste scène conçue pour la circonstance par Christian Rizzo. L'espace de la salle des Gens d’armes à la Conciergerie lui a offert la possibilité d'une approche inédite, à partir d'un choix d'œuvres venues de tous horizons, qui a été élaboré en collaboration avec Bernard Blistène, directeur artistique du nouveau festival et Jean-Marie Gallais.
Tiré du communiqué de presse du Centre des Monuments Nationaux.

Entretien avec christian rizzo
(extrait du catalogue du nouveau Festival du Centre Pompidou (Entretien avec Christian Rizzo, propos recueillis par Jean-Marie Gallais. Paris, Editions du Centre Pompidou, 96p., 10€)
(…)

« Le titre que vous avez choisi pour l’exposition s’apparente à ceux de vos chorégraphies, que Laurent Goumarre qualifie de « pièges à souvenirs » ; il s’agit ici d’une phrase extraite d’une nouvelle d’esprit très victorien : Dans une tasse de thé, de l’écrivain irlandais Lafcadio Hearn.
Comment avez-vous trouvé ce texte et comment cette phrase est-elle devenue titre d’exposition ?


Je suis tombé par hasard sur cette phrase en lisant un petit recueil qui s’appelle Un bouquet de fantômes*. Et elle m’est restée en mémoire, avec plus ou moins d’exactitude.
Mais en général, je lis très peu de fantastique, si ce n’est celui de la fin du XIXe siècle, la littérature victorienne, Henry James. En termes de goûts littéraires, je pars dans tous les sens. On m’a un jour demandé de choisir trois livres à conseiller. J’ai proposé La Triste Fin du petit enfant huître, de Tim Burton – j’adore l’histoire de la petite fille qui regardait trop et qui emmène ses yeux en vacances. Ou encore celle de l’Enfant-tache. Et surtout, les dessins de Tim Burton sont extraordinaires. Ensuite j’ai proposé Les Métamorphoses d’Ovide, mon livre de chevet. Et puis des recettes de cuisine de Roger Vergé !

« Fantômes et vanités », c’est d’ailleurs le titre d’une séance de cinéma que vous avez montée avec Xavier Baert pour la cinémathèque de la danse.
Je devais faire un autoportrait filmé, j’ai voulu montrer uniquement des choses dans lesquelles je n’apparaissais pas. Il y a quelques extraits de mes pièces, mais au milieu de clips des Smiths, d’une performance d’Alexander McQueen, il y a aussi des extraits de Judex, de Rabbi Jacob
C’est un montage de deux heures avec des clips, des pubs des années 1960, et ça me raconte, car ce qui me tient, c’est que le fait de dire « je » renvoie à la présence de plein de gens, qui ont formé mon regard, mon écoute, ma parole. Je ne viens pas de la danse, j’ai été danseur, mais pas seulement. J’ai étudié l’histoire de l’art, j’ai dessiné des vêtements, j’ai fait de la musique. Au cours de toutes ces expériences, j’ai rencontré des gens, indirectement ou réellement, qui m’ont fait prendre conscience de certaines choses physiques et qui ont fait mon histoire. Je me suis bâti une liste sans fin de personnes réelles ou fictives, vivantes ou mortes, célèbres ou non, dans laquelle se retrouvent Felix Gonzales-Torres et Vivienne Westwood, Benoît Méléard et Leigh Bowery, Tim Burton et Erwin Wurm, Théodore Géricault, Marilyn Monroe, Nicolas Poussin et Jean Cocteau ! Et puis Michael Jackson, Kurt Schwitters, Arnold Schwarzenegger, Cindy Sherman ou Le Caravage…
Et au milieu de tout cela, indifférenciés, les noms de gens que j’ai aimé. Tous les domaines se rejoignent lorsqu’il s’agit d’interroger le corps : le domaine amoureux, la mode, l’art, le cinéma, le dessin animé, la musique, la bande dessinée… Ce sont mes références. Elles m’accompagnent. C’est cela aussi que j’appelle mes «fantômes», ceux qui sont là tout le temps. Les fantômes ne disparaissent pas toujours. Concevoir une séance de cinéma ou une exposition : le principe est assez similaire, il faut faire des choix parmi la multiplicité de ce qui existe.

Justement, comment s’est opéré le choix des pièces pour cette exposition ?
C’est avant tout le résultat d’une discussion, d’un dialogue avec Bernard Blistène. Au départ, j’étais là pour la mise en espace des œuvres, puis au fil des discussions, on a construit un ensemble. Mais il n’y a rien de sûr dans tout cela, aucune vérité n’est proposée, simplement le résultat d’un dialogue qui pourrait continuer, mais que l’on a décidé d’arrêter à un moment en fixant une date d’ouverture. Ce processus est essentiel, je ne pourrais pas être « commissaire » d’une exposition, seul et en tant que tel. Les œuvres qui seront présentées sont pour certaines des pièces que l’on connaît et que l’on aime voir ou revoir, puis il y a de très nombreuses découvertes, issues de recherches ou de dialogues, par exemple Shary Boyle, une jeune artiste canadienne dont on présente deux très petites sculptures en porcelaine : une petite femme-fantôme encagoulée dans un tissu et The Beast. Leur petitesse rappelle le travail de joaillerie qui a précédé dans la fabrication, tandis que le motif n’est pas très excitant, il y a là quelque chose de très étrange.
On retrouve dans l’exposition un véritable bestiaire avec, comme dans certaines de vos chorégraphies, des corps en cours de mutation animale, je pense aux porcelaines de Kiki Smith par exemple.
Oui, ça vient d’obsessions et de jeux personnels. Je me demande souvent par exemple ce que pourrait-nous dire aujourd’hui le lièvre mort à qui Beuys a enseigné l’histoire de l’art… Et si son fantôme venait nous en parler, nous dire ce qu’il a retenu ?
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Toutes ces visions du corps sont très différentes les unes des autres, toutefois un fil semble les lier, d’un côté un imaginaire fantastique et de l’autre un univers du spectacle, de la nuit et de la mode, pas si éloigné de celui de vos chorégraphies.

Oui, ce que je fais se nourrit de ça. Ces visions du corps vont de l’hyperréalisme à la version squelettique. Ce sont des corps possibles. En fait, on ne fait qu’imaginer son propre corps et cette exposition donne, à un moment précis, des représentations mentales, toutes différentes, de corps. Un corps-fantôme, un corps-animal, un centaure, un chat-pieuvre, mais aussi une vision plus classique, celle de Yoko par Don Brown, ou encore celle des danseurs de tango par Valérie Belin. C’est un univers plus mental que physique. À mon avis, la pensée qu’on peut avoir sur notre propre corps inclut toutes ces images-là. Ce sont des images de désirs et de peurs, qui vont de l’animalité jusqu’à la disparition, avec des œuvres de Kiki Smith – désir et peur de l’hybridation, Kiki Smith ajoute une queue à un personnage : qui ne s’est jamais imaginé avec des choses en plus, des choses en moins, ou des choses « hyperarrangées » ? – Maurizio Cattelan, Katharina Fritsch, Folkert de Jong, Hans Op de Beeck, Steven Gontarski, Tomoaki Suzuki ou encore Ai Weiwei, entre autres.


Si ces différentes figures nous permettent d’appréhender notre corps, vous rejoignez donc la danse en un sens, car n’est-ce pas aussi l’un des buts que vous recherchez avec une proposition chorégraphique ? Par analogie, vous disposez ici des corps dans un espace et vous les éclairez.

La différence essentielle avec une chorégraphie réside dans le traitement des notions temporelles et dramaturgiques, qui est totalement différent. Quand tu fais une pièce ou un film, c’est toi qui gères la temporalité du spectateur, tu lui donnes un début, une fin donc une durée. Le parti pris ici, c’est de déposer des choses choisies dans un lieu. Il faut garder ce concept à l’esprit. Nous ne sommes pas dans un musée, et il ne faut pas faire croire à cet espace qu’il est autre chose que ce qu’il est. Les gens regardent cette œuvre, celle-ci, puis reviennent : la dramaturgie leur appartient, ils créent leur propre temporalité. Je montre simplement le résultat d’une pensée dramaturgique sur les liaisons entre les pièces, mais cela se travaille avec des trouées : trouées temporelles ou de sens, trouées dramaturgiques… Des trouées que les gens remplissent.
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Dans l’exposition, il y aura une cinquantaine d’œuvres, mais lorsque l’on feuillette n’importe quel ouvrage sur l’art contemporain depuis les années 1980, on se rend compte que les thèmes du corps et de sa représentation, de la figure et de la disparition, semblent infinis et inépuisables ! Énormément d’artistes font référence à des sujets aussi primordiaux.

Oui, je trouve ça très signifiant car ça n’a pas toujours été le cas. Sur les quelques années qui ont passé, on voit que les préoccupations se rejoignent souvent en effet. Après toute la veine minimaliste et conceptuelle, le corps réapparaît. Avec la performance, le corps se présente à nouveau.


Le titre choisi est très évocateur, vous n’avez pourtant pas évoqué le lien avec ces représentations de corps. Faut-il voir dans chacune des œuvres un « sort probable de l’homme qui avait avalé le fantôme » ?

On y voit surtout l’obsession du corps (de notre propre corps), un corps qui évolue sans cesse, et qui va disparaître un jour. Un corps qui, peut-être, sera meurtri, qui sera augmenté, ou qui va avoir des trouées, des zones de vide incompréhensibles. On perçoit notre corps de manière éclatée. Avec un tel ensemble, on peut voir des éléments qui nous aident à nous raconter notre propre cartographie corporelle, ou du moins celle que l’on se choisit. L’exposition juxtapose des manières de représenter le corps, raides, ludiques, fantastiques et poétiques.
Pour moi, l’essentiel est là. Notre corps va irrémédiablement devenir un fantôme, étape par étape. D’habitude, le fantôme est toujours à l’extérieur. Là, l’homme a avalé le fantôme, il vit avec lui. »